AUTEUR DE L’ARTICLE
Docteur vétérinaire Graham ZOLLER – Dip ECVZ 

Présentation du cas

Une lapine âgée de 1.5 ans, stérilisée, est référée pour exploration d’un gonflement mandibulaire évoluant depuis 3 jours sans répercussion sur l’état général ou la prise alimentaire. Un traitement antibiotique (sulfamides triméthoprime) et anti-inflammatoire (méloxicam) est administré depuis la découverte de ce gonflement. Habituellement, la lapine vit en compagnie d’une autre lapine en liberté dans un appartement. Elles reçoivent une alimentation constituée de foin à volonté et de crudités (légumes feuilles à hauteur de 10% du poids corporel par jour), sans granulés. Aucun antécédent médical n’est rapporté. Elle est vaccinée contre la myxomatose et la maladie virale hémorragique (ancien et nouveau variants).

L’examen clinique révèle un animal en bon état de chair, normotherme, vif et normohydraté. La palpation faciale révèle des corps mandibulaires asymétriques et déformés en association avec une masse fluctuante à droite. L’occlusion dentaire est satisfaisante. Un bilan biochimique est réalisé et ne révèle aucune anomalie significative. Un examen tomodensitométrique du crâne est réalisé (Figure 1)

Quelles sont les caractéristiques de la dentition du lapin ?

Les lapins sont des mammifères herbivores hautement spécialisés. Toutes leurs dents sont élodontes (à croissance et éruption continue), aradiculaires (sans racine anatomique) et hypsodontes (avec une longue couronne anatomique). La portion supra-gingivale de la couronne est qualifiée de « couronne clinique » tandis que la portion sous-gingivale enchâssée dans la mandibule est qualifiée de « couronne de réserve » (et non pas de « racine »). La « racine ouverte » est qualifiée d’apex (Figure 2).

Les lapins sont diphyodontes et leur dentition permanente comporte 28 dents (I 2/1 C 0/0 PM 3/2 M 3/3). Ils n’ont pas de canine et les incisives sont séparées des prémolaires et des molaires par un espace édenté ; le diastème, qui permet aux lèvres de créer un repli vers l’intérieur (l’inflexa pellita). Cela forme une antichambre dans la partie rostrale de la cavité orale. Le diastème sépare le quadrant dentaire en deux unités fonctionnelles :

  • Les incisives avec une paire d’incisive mandibulaire et deux paires d’incisives maxillaires (deux incisives principales, et deux incisives accessoires, non fonctionnelles dites « dents de clavette »), ce qui les classe dans le groupe des Duplicidentés. Les incisives mandibulaires et les incisives maxillaires principales ont une forme typique en biseau. La fonction des incisives chez les lagomorphes est de couper les herbes et les autres plantes à l’aide de mouvements latéraux.
  • Les « dents jugales » regroupent les prémolaires et les molaires qui sont anatomiquement Ces dents sont insérées étroitement les unes avec les autres dans l’os alvéolaire. Du fait que les dents jugales maxillaires et mandibulaires diffèrent en nombre, chaque dent mandibulaire est en contact avec deux dents jugales maxillaires, à l’exception de la première et de la sixième dent maxillaire. Des crêtes transverses forment une surface d’occlusion en zigzag qui permet de mâcher les aliments.

Quel est votre diagnostic différentiel en cas déformation mandibulaire chez un lapin ?

Les causes à considérer lors de déformation de la région mandibulaire chez un lapin incluent des abcès d’origine dentaire (abcès périapical, infection endodontique) ou non-odontogène (corps étranger, lésion tissulaire locale comme une morsure, dissémination hématogène), un trauma (fracture mandibulaire), une lymphadénopathie, un kyste, un sialocèle ou un processus tumoral (tumeur sous-cutanée, élodontome).

A l’aide des données anamnestico-cliniques et des résultats des examens complémentaires, quel est votre diagnostic ?

L’examen tomodensitométrique révèle une apparence irrégulière et une déviation ventrale du bourgeon apical en association avec une ostéolyse du corps mandibulaire, une réaction périostée et une fistule sous-cutanée. Les prémolaires (PM1, PM2) et les molaires (M1, M2 et M3) présentent une couronne et un bourgeon apical d’apparence normale. Ces images permettent de diagnostiquer un abcès mandibulaire odontogène associé une infection périapicale de l’incisive droite. Les abcès odontogènes sont associés à une infection intra-alvéolaire des incisives ou des dents jugales, dont l’origine est le plus souvent un déplacement rétrograde du bourgeon apical.

Les abcès péri-apicaux sont généralement à croissance lente chez les lapins. Ils ne sont généralement pas associés à de la douleur, de la fièvre, ni à de l’anorexie et sont parfois diagnostiqués de façon fortuite. Lors de l’examen buccodentaire, il est possible d’observer une déformation mandibulaire et des anomalies dentaires (mobilité, fissure, fracture, changement de couleur ou de consistance). Chez les lapins, les abcès de la mandibule sont plus fréquents que ceux des maxillaires.1 La localisation des abcès mandibulaire est variable selon la dent infectée :

  • Les abcès des incisives sont situés très en avant en région mentonnière. Il est possible de noter un changement de couleur, des stries horizontales ou une déformation de l’incisive incriminée ainsi qu’un écoulement suppuré en comprimant la gencive correspondante.
  • Les abcès des prémolaires mandibulaires sont les plus fréquents. Ils se caractérisent par la formation de déformations fermes, rondes et adhérentes sur le bord ventro-latéral de la mandibule. Le plus souvent, ces abcès superficiels forment une cavité unique.
  • Les abcès des molaires mandibulaires sont les moins fréquents. Ils se traduisent par une tuméfaction de la face latérale de la mandibule provoquée par un abcès sous-massétérique. Ces abcès plus profonds évoluent sur une période de temps plus longue, deviennent plus infiltrant et sont le plus souvent multi-cavitaires. Ils peuvent s’étendre à la face médiale de la mandibule, sous le menton et peuvent être difficile à identifier. Occasionnellement, une dysorexie pourra être observée en cas de gonflement intraoral.

La plupart des lapins sont présentés en consultation pour exploration d’un gonflement facial visible ou palpable parfois associé à la rupture et l’évacuation d’un pus épais, blanchâtre et caséeux.

En cas d’abcès faciale, une origine dentaire peut être suspectée en cas d’amaigrissement, d’anorexie ou de dysorexie, de ptyalisme, d’halitose, de pyodermite mentonnière, d’épiphora, de conjonctivite, de jetage nasal ou autre déformation faciale (exophtalmie, par exemple). Enfin, le développement de complications bactériémique a été noté chez le lapin (endocardite, abcès pulmonaires).

Quels examens complémentaires souhaiteriez-vous réaliser ?

Lorsque l’examen bucco-dentaire externe incluant une palpation des rameaux mandibulaires et une évaluation des incisives en repoussant les lèvres) conduit à suspecter l’existence un abcès mandibulaire, une évaluation clinique et paraclinique approfondie devrait toujours être proposée. Ces examens ont pour objectif d’effectuer un bilan des lésions bucco-dentaire et de l’état général du patient afin d’adapter la prise en charge thérapeutique. Les examens d’intérêt incluent :

  • La stomatoscopie, qui permet d’évaluer les couronnes cliniques. Un examen oral minutieux est idéalement réalisé sous sédation profonde ou sous anesthésie générale.2 L’examen intrabuccal vigile à l’aide d’un otoscope à cône métallique ne permet de diagnostiquer que 20% des lésions dentaires.
  • L’imagerie médicale (radiographies en projections ventrodorsale, latérales et obliques ou idéalement tomodensitométrie), qui permet d’évaluer (1) les couronnes de réserve et les bourgeons apicaux ainsi que (2) l’existence et l’extension d’une ostéomyélite. Ces examens sont indispensables pour identifier la ou les dents impliquées. En effet, il arrive que l’infection péri-apicale conduise à la formation d’une fistule et à l’apparition de l’abcès à distance du site d’origine.
  • L’analyse du pus: Un examen cytologique permettra d’identifier une population de neutrophiles dégénérés associée à une population bactérienne et des signes de phagocytose. Un écouvillon devrait être soumis au laboratoire pour une culture bactérienne avec test de sensibilité. Il est conseillé de réaliser la culture bactérienne sur un prélèvement de pus et de coque pour maximiser les chances de cultiver l’agent infectieux responsable de l’abcès. Une étude révèle que la majorité des isolats bactériens identifiés lors d’abcès dentaire chez le lapin sont des anaérobes (incluant des bacilles gram-négatifs tels que Fusobacterium nucleatum et des bactéries Gram-positive non sporulées telles que Actinomyces ) ainsi que des coques aérobes Gram-positives telles que Streptococcus spp. 3
  • Le bilan hématologique et biochimique est conseillé dans le cadre de l’évaluation pré-anesthésique.

Quelles sont les options thérapeutiques dans ce type de situation ?

La petite taille du crâne, la longueur relative des dents et les caractéristiques de l’inflammation suppurée chez le lapin compliquent le traitement des abcès dentaire. L’objectif thérapeutique consiste toujours à ; (1) retirer l’intégralité de l’abcès avec la capsule, (2) extraire le(s) fragment(s) dentaire(s) impliqué(s) et (3) contrôler l’ostéomyélite. En pratique, le traitement repose généralement sur l’association de :

  • Traitements médicaux: Une antibiothérapie systémique est nécessaire mais ne devrait jamais être considérée seule comme un traitement efficace pour la résolution des abcès odontogéniques chez les lapins. Les résultats de la culture et du test de  sensibilité guideront le choix thérapeutique. Dans l’attente de ces résultats, un traitement probabiliste sera instauré. Des antibiotiques bactéricides, avec un spectre anaérobe, non toxiques pour le lapin et avec une excellente pénétration osseuse devront être sélectionnés.3 En pratique, il est possible d’utiliser la pénicilline G procaïne (80.00 UI/kg q48h SC stricte), le chloramphénicol (50 mg/kg PO q12h) ou les tétracyclines (p.ex. docycline 5 mg/kg PO q12h). L’azithromycine (15-30 mg/kg PO q24h) peut être utilisée par voie orale, toutefois, les propriétaires doivent être informé de l’arrêter si de l’anorexie ou de la diarrhée se produisent. Le traitement médical inclus également l’administration de soins de support (fluidothérapie et alimentation à la seringue) et d’un traitement analgésique au besoin.
  • Chirurgie extra-orale: Plusieurs techniques ont été décrites incluant :
    • L’incision et le curetage – Fréquemment utilisée chez les chats et les chiens, cette approche est généralement inefficace chez le lapin en raison de la nature caséeuse du pus et de l’épaisseur importante de la coque. Cette approche peu invasive devrait être réservée aux patients trop instables pour une intervention plus lourde.
    • L’excision en bloc – C’est la technique la plus efficace. Toutefois, cette approche est difficile voire impossible en cas d’abcès dentaire du fait de l’implication de l’os alvéolaire et de la proximité étroite avec d’importante structures tissulaires. L’excision est particulièrement difficile lors d’implication de CT4 et 5 car (1) l’infection s’étend généralement sous les muscles masséters et (2) le débridement de l’os infecté n’est pas réalisable en raison de la finesse de la portion craniale de la fosse massétérique.
    • Les techniques d’excision partielles – Ces techniques sont utiles lorsqu’une excision en bloc n’est pas possible :
      • La marsupialisation est une technique idéale en cas d’ostéomyélite extensive car elle permet la réalisation de soins post-opératoire quotidiens (rinçage, débridement, application d’onguent tels que le miel Manuka, sulfadiazine d’argent, etc.). La cicatrisation par seconde intention dure entre 2 et 4 semaines. Les lapins tolèrent bien cette approche mais son caractère inesthétique conduit parfois à son refus.
      • Les techniques d’emballement offrent une alternative à la marsupialisation. Elles permettent d’augmenter fortement la concentration d’antibiotique au sein de la région affectée tout en minimisant les effets systémiques indésirables. Les matériaux utilisés peuvent contenir des antibiotiques (diffusant à partir de billes de PMMA, de compresses ou de gels antibiotiques) ou d’autres composants (hydroxyde de calcium, mèches iodoformées, céramiques bioactives). En cas d’utilisation de compresses ou de mèches, des changements hebdomadaires sont nécessaires 3 à 5 fois en moyenne.4
  • Chirurgie orale : La gestion d’un abcès péri-apical peut être inefficace sans extraction dentaire car les poches parodontales peuvent continuer à se remplir de débris. Toutefois, une étude rapporte que 13/14 abcès odontogènes de lapins ont été contrôlés avec des soins de plaie sans extraction dentaire.4 L’extraction intra-orale peut être difficile car la dent affectée est souvent fracturée, cassante ou ankylosée dans l’os environnant. Dans certains cas, la couronne de réserve de la dent affectée est visible via le site chirurgical d’intervention extraoral et peut être retirée. De plus, il est déconseillé de retirer plus de 2 à 3 dents au cours de la même intervention faute de quoi la fermeture gingivale à l’aide de points de suture peut être impossible ce qui prédispose l’alvéole à devenir impactée avec de la nourriture suite à l’extraction. Enfin, l’extraction dentaire des dents C4-5 peut être compliqué car l’accès aux dents jugales est restreint.

Dans certains cas, l’infection est tellement étendue que l’extraction dentaire, l’exérèse de l’abcès et le contrôle de l’ostéomyélite nécessite le recours à une hémimandibulectomie unilatérale rostrale (partielle). Les complications de cette procédure sont plus importantes que chez les carnivores et incluent la dehiscence des plaies orales, formation de fistules, deviation mandibulaire à l’origine d’une malocclusion et l’incapacité à reprendre une alimentation normale. Ce type de procedure devrait être considéré en ultime recours lorsque toutes les autres options de traitement ont été épuisés. Dans le cas présenté, une extraction dentaire est réalisée, en association avec diverses approches chirurgicales (extraction dentaire, débridement en masse, technique d’emballement avec des compresses imbibées d’antibiotiques) et un traitement antibiotique prolongé (sulfamides, métronidazole, enrofloxacine). En l’absence de contrôle de l’infection une hémimandibulectomie est réalisée (Figure 3).

Références

  1. Jekl V, Hauptman K, Knotek Z. Quantitative and qualitative assessments of intraoral lesions in 180 small herbivorous mammals. Veterinary Record. 2008;162(14):442-449.
  2. Jekl V, Knotek Z. Evaluation of a laryngoscope and a rigid endoscope for the examination of the oral cavity of small mammals. Veterinary Record. 2007;160(1):9-13.
  3. Tyrrell KL, Citron DM, Jenkins JR, Goldstein EJC. Periodontal bacteria in rabbit mandibular and maxillary abscesses. J Clin Microbiol. 2002;40(3):1044-1047.
  4. Taylor WM, Beaufrère H, Mans C, Smith DA. Long-term outcome of treatment of dental abscesses with a wound-packing technique in pet rabbits: 13 cases (1998-2007). J Am Vet Med Assoc. 2010;237(12):1444-1449.